Enquête sur une beauté utile
Texte : Philippe Deblauwe. Photographies : Alexandre Moisescot & Amélie Boyer. Illustrations : AubracExpress / Inventaire général Région Occitanie / SNCF Réseau & Collection Philippe Marassé.
La beauté et la poésie nichent un peu partout, en particulier dans les détails. Il suffit d’être attentif et de regarder autour de soi pour s’en rendre compte. L’art imite la nature ; à moins que ce ne soit l’inverse…
Si la gare d’Argentan et les plages de Saint-Marc-sur-Mer – où furent tournées Les vacances de M. Hulot – se situent fort loin de notre ligne Béziers-Neussargues, c’est dans l’attention portée aux détails et l’émerveillement pour de modestes coquillages qu’on peut y trouver la correspondance.
C’est au cours d’une discussion à bâtons rompus avec Éric Paillès, que notre curiosité à été éveillée pour des niches en forme de coquille que l’on trouve à fleur de quai de certaines gares jalonnant la ligne Béziers-Neussargues. Évoquant la construction de ses gares et ouvrages d’art, Éric nous disait son admiration pour les anciens ingénieurs-architectes et artisans-ouvriers bâtisseurs de la Ligne. S’appuyant sur les progrès techniques apportés par la révolution industrielle, ils surmontaient un à un les obstacles et réalisèrent de véritables prouesses pour l’époque. Construits avec un soin millimétré, chaque élément des installations ferroviaires assurait une fonction et répondait à un usage précis ; tout en relevant d’un véritable travail d’orfèvre du point de vue esthétique. Il est vrai que la qualité des finitions comme la beauté des détails ornementaux ont de quoi émerveiller l’observateur attentif.
Éric Paillès est conducteur à la SNCF depuis 1998 ; bien qu’il préfère l’appellation ancienne de mécanicien. Il conduit le train de l’Aubrac depuis 2001. Autant dire qu’il les a scrutés sous toutes les coutures ; ces gares, ouvrages d’art et matériels fixes de voie. Il nous parle alors de niches ressemblant à des coquilles Saint-Jacques, formant un creux sous le quai à marchandises de certaines gares. Ces niches l’intriguent depuis un certain temps, se demandant quel était leur usage. Trop petite pour abriter une personne, servaient-elles comme espace de stockage pour du sable ou matériau de remblais ? Quelle pouvait-être la fonction exacte de ce creux jouxtant la voie ? Mystère…

Nous avons promis à Éric de mener l’enquête et n’allions pas tarder à élucider l’énigme du coquillage. Quinze jours après cet échange, nous avions rendez-vous avec l’historien ferroviaire Philippe Marassé pour l’interviewer à son domicile biterrois. Notre entretien allait bon train depuis une vingtaine de minutes, autour de son travail de recherche et de la campagne photographique menée avec le Service Connaissance et Inventaire du Patrimoine de la Région Occitanie, lorsque la coquille s’est ouverte et nous a livré ses secrets :
- Philippe Marassé [évoquant sa collaboration avec la photographe Amélie Boyer en charge des photographies d’inventaire de la ligne] : À la gare de Campagnac-Saint-Geniez, par exemple, j’ai demandé que l’on photographie la coquille en pierre de taille qui se trouve dans le mur de bordure du quai à marchandises, côté voies. Je voulais évoquer ce détail architectural assez technique mais très intéressant dans un article consacré à l’inventaire de la ligne Béziers-Neussargues.
- AubracExpress : Vous voulez parler des niches ressemblant à des coquillages ? En effet, cela nous intéresse vivement ! M. Eric Paillès, notre ami cheminot et vigneron, ardent défenseur de la Ligne et membre éminent du Comité Pluraliste s’y intéresse également. Il voudrait savoir si ces coquilles répondaient à un usage précis ou relevait uniquement d’une esthétique. Pouvez-vous nous les décrire ces coquilles ? Elles sont en général à fleur de quai ?
- Ph. M. : Oui, disons à fleur du mur de bordure du quai, mais « creusé » – entre guillemets – dans le mur. Même si le terme est inexact puisque ces coquilles viennent de construction : ce n’est pas un trou qui a été creusé dans un mur préexistant.
- AE : Avec une physionomie de coquillage ?
- Ph. M. : Dans la configuration la plus ouvragée – cas de Campagnac-Saint-Geniez et des gares de la même génération – cette niche revêtait effectivement la forme d’une coquille : une demi-sphère venant en creux dans le quai. On en trouve un exemple à Campagnac ainsi que dans les gares de Saint-Laurent-d’Olt et Banassac-La Canourgue. Dans d’autres gares, c’était plus dépouillé, puisqu’il s’agissait d’une simple niche parallélépipédique, avec piédroits.
- AE : Et pouvez-vous nous dire si ces niches « en creux » et forme de coquille étaient réalisées à titre d’ornement ou bien répondaient-elles à une utilité, un usage particulier ?
- Ph. M. : Il y avait bien une finalité pratique très précise, sinon je pense que l’on aurait pas pris la peine de ménager cette coquille dans le mur, même s’il ne faut pas sous-estimer le goût qu’avaient pour l’esthétique nos prédécesseurs. Je suis d’ailleurs toujours admiratif des bâtiments les plus simples, comme une gare – pas nécessairement très importante – où l’on retrouve toujours un souci de l’esthétique et l’expression d’un style architectural. Mais dans le cas présent, il s’agissait tout simplement de recevoir en position ouverte le taquet d’arrêt (ou arrêt mobile), que l’on trouvait à l’époque sur toutes les voies de quai pour immobiliser les wagons et empêcher qu’ils ne partent à la dérive. Voilà quelle était la vocation de cette coquille.


- AubracExpress : Pouvez-vous nous décrire le fonctionnement de ces taquets d’arrêt ?
- Philippe Marassé : Pour en donner une description schématique, ces taquets se composaient à l’origine d’un madrier en bois mobile attaché par une extrémité à un anneau fixe, l’autre extrémité étant munie d’une poignée. Lorsque le taquet était fermé, il reposait en travers du rail. Si un wagon arrivait pour une raison fortuite (rafale de vent, malveillance, coup de tampon, etc.), il était donc bloqué et ne pouvait pas aller plus loin.
- Ph. M. : L’ouverture du taquet libérait le passage. Pour ce faire, il fallait relever le madrier qui venait alors se loger dans la coquille (ou la niche) de façon à ne pas engager le gabarit. Par la suite, ce dispositif rudimentaire fut remplacé par un système moins encombrant formé d’une lame en tôle fixée au rail par des charnières.
- AE : Merci encore Philippe Marassé de nous accueillir aujourd’hui. Notre visite à Béziers ne pouvait pas mieux tomber ! Il y a deux semaines Éric Paillès nous parlait précisément de ces coquettes coquilles, se demandant à quoi elles pouvaient bien servir. Dans les jours suivant cette discussion nous avons trouvé un 1er indice en numérisant les plans anciens détenus à Millau par SNCF Réseau. C’est notre assistant stagiaire, Abdoulaye Ba, toujours à l’écoute et très attentif, qui a fait spontanément le lien entre notre discussion avec M. Paillès et l’un des 400 plans du corpus à numériser. Cela mérite d’être salué, car repérer ce détail dans un tel volume d’archives est une prouesse pour un œil non aguerri. Quelle chance de travailler avec des stagiaires « au taquet » !
Sur les 2 extraits agrandis de ce plan non daté de la gare de Campagnac, l’on distingue nettement la niche en forme de coquille et la mention « Axe de l’arrêt mobile » confirmant sa fonction de logement du taquet d’arrêt en position ouverte ou relevée.
Ce document d’archive est issu d’un large corpus de plus de 400 plans, provenant des services de SNCF Réseau à Millau et sélectionné par l’historien ferroviaire Philippe Marassé, en collaboration avec Lisa Caliste et Vérène Charbonnier du Service Connaissance et Inventaire du Patrimoine de la Région Occitanie.
L’ensemble de ce fonds de 423 plans d’archives a été numérisé dans les règles de l’art par l’équipe d’AubracExpress et par David Maugendre, photographe rattaché au Service Inventaire. Il est actuellement en cours de traitement documentaire, préalable à l’analyse scientifique et à la publication d’un ouvrage à paraître courant 2025, dont nous nous ferons bien sûr l’écho dans nos colonnes.
Nous publierons également sur AubracExpress.fr des échantillons de ces plans, pour en restituer toute la richesse iconographique et l’intérêt historique.
- AubracExpress : À présent que vous avez éclairé notre lanterne sur la fonction que remplissaient ces niches creusées en forme de coquille, attardons-nous encore un instant sur l’aspect esthétique. Le travail d’ornement des ouvrages et bâtiments est extrêmement riche et varié. Sommes-nous ici en présence d’une esthétique bien particulière, d’un style architectural précis ?
- Philippe Marassé : Il y avait toujours une recherche esthétique, y compris sur les constructions les plus simples. Pour rester sur la gare de Campagnac, vous avez sous les yeux la photographie du cartouche qui porte sa dénomination et vous remarquerez que c’est un élément architectural très ouvragé, bien qu’il ne s’agisse que d’une simple plaque sur laquelle est gravé le nom de la gare. Mais cela reste un travail très soigné en pierre de taille.


- AubracExpress : Dans l’article consacré à l’inventaire de la Ligne publié par la revue Patrimoines du sud, vous présentez l’architecture des gares et des haltes de la ligne Béziers-Neussargues comme vraiment caractéristique de leur époque de construction. Vous évoquez le « type Graissessac », du nom de la compagnie pionnière ayant exploité le premier tronçon de la Ligne et, plus loin, le type architectural « Compagnie du Midi ». Vous pouvez nous en dire un mot ?
- Philippe Marassé : Les différentes compagnies avaient leur propre style de bâtiment, que ce soit pour les gares ou les maisons de garde-barrière notamment. Si bien d’ailleurs que même si vous ne savez pas sur le territoire de quelle ancienne compagnie vous vous trouvez, de la simple observation de l’architecture des bâtiments vous pouvez déduire s’il s’agit de l’ancien réseau du Midi, de l’ancien PLM ou de l’ancien réseau du PO [La Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, ndlr].
- AE : On peut donc dire qu’il y a une signature stylistique propre à chaque compagnie ?
- Ph. M. : Exactement. En outre, ce style évoluait au fil du temps comme on peut le constater sur la ligne de Neussargues. L’amorce de celle-ci fut la ligne de Graissessac à Béziers construite par la compagnie éponyme et sur laquelle le Midi greffa, à la Tour-sur-Orb, le prolongement vers Millau-Sévérac et au-delà, vers Neussargues. La compagnie de Graissessac avait effectivement un style très particulier, avec un bâtiment des voyageurs séparé de la halle à marchandises. Ce sont des B.V. caractéristiques à trois travées, la travée centrale étant coiffée par une toiture à deux pans perpendiculaire à la toiture principale. Du côté opposé à la voie ferrée, cette travée formait avant-corps. Ensuite, en remontant vers le nord, vous rencontrez le style qu’on pourrait appeler «Paulhan-Millau». Il s’agissait là aussi de gares avec un bâtiment voyageurs indépendant mais d’une architecture plus classique que celle du Graissessac. Enfin, au nord de Millau, règne le style développé par la Compagnie du Midi à partir de 1878 – 1880. Celui-ci a essaimé, avec des variantes, sur tout le réseau du Midi, pratiquement jusque à la fin, avec des versions « modernisées » après la première guerre mondiale (par exemple sur la ligne Graissessac – Plaisance ouverte en 1924). On peut donc lire dans l’architecture des gares, la stratification chronologique de la construction de la ligne, depuis le type « Graissessac » jusqu’au style emblématique de la Compagnie du Midi, dont Aumont-Aubrac fournit l’archétype avec son bâtiment voyageurs avec halle accolée (le nombre de travées variant selon l’importance de l’établissement).

- Aubrac Express : Merci Philippe Marassé d’avoir levé le voile sur l’utilité de cette coquille et abordé les différents styles architecturaux que l’on peut observer sur la ligne des Causses. Nous avons hâte de découvrir le fruit de vos recherches en cours et de lire les publications à paraître en 2025. En attendant nous invitons nos lecteurs souhaitant en savoir plus à consulter votre article L’inventaire de la ligne ferroviaire Béziers/Neussargues.
Extraits d’un entretien réalisé le 29/02/2024 à Béziers.